mercredi 29 décembre 2021
dimanche 26 décembre 2021
mardi 14 décembre 2021
Libération n° 20200401 01 avril 2020
Un nouvel ouvrage sur le match entre les deux groupes stars des sixties nous apprend que même si les Beatles ou les Stones n’ont pas fait de la «protest song», ils ont radicalement changé l’esprit du temps.
Cela
commence par un jeu de société des plus éculés, de ceux qui nourrissent à
intervalles réguliers les conversations de fin de dîner, bien au-delà du cercle
chenu des baby-boomers : finalement, tout compte fait, avec le recul du temps,
quel est le meilleur groupe, les Beatles ou les Rolling Stones ? Leitmotiv des
débats entre fans depuis la bataille symbolique qui a opposé les
deux formations au milieu des sixties, la question a été retournée
mille fois, dans tous ses aspects, sous tous ses angles, musicaux,
littéraires, commerciaux, sociologiques, politiques et même métaphysiques.
Pourtant Yves Delmas et Charles Gancel, deux chefs d’entreprise
qui ont manifestement passé autant de temps à écouter du rock qu’à lire leurs
comptes d’exploitation, réussissent à renouveler le genre, sur la base d’une
érudition sans faille.
Musicalement,
la réponse n’est pas douteuse. Le duo Lennon-McCartney fut à coup sûr plus
inventif, plus productif, plus harmonieux que la paire Jagger-Richards, même si
le grand Keith fut justement surnommé le «Roi du riff», auteur de quelques
incipit musicaux les plus célèbres au monde. Le hasard a fait naître à quelques
centaines de mètres l’un de l’autre, dans le Liverpool éprouvé par la guerre,
deux des mélodistes les plus doués du siècle. Sir Paul était meilleur bassiste
que le métronomique Bill Wyman, sa voix plus souple et les chœurs des Beatles
très supérieurs à ceux des Stones, même si les performances scéniques de Jagger
sont inépuisables.Ringo Starr et Charlie Watts étaient des batteurs
passables, tout juste bons professionnels, mais Ringo devint une mascotte
mondialement connue, ce qui ne fut pas permis à son collègue des Stones.
Confinés
en studio pour cause de beatlemania ingérable, les quatre d’Abbey Road ont
fait preuve d’une audace et d’une inventivité inégalée dans le monde du rock.
Un seul exemple : le classique des classiques Sergent Pepper’s est à cent
coudées au-dessus du trop inégal Their Satanic Majesties Request lancé par les
Stones la même année 1967 pour contrer leurs rivaux. Au total, les Beatles
ont construit leur légende en dix années d’une chevauchée fantastique, quand
les Stones ont étiré la leur sur un demi-siècle, même si les concerts de
McCartney font revivre indéfiniment la nostalgie des mousquetaires de
Liverpool.
A
cette opposition traditionnelle, il y a un versant politique, plus
neuf. L’ingéniosité commerciale des Stones, ou de leurs hommes de marketing, a
opposé des Beatles sages et consensuels, auteurs de bluettes pop inoffensives,
à un groupe de blues agressif et rebelle, aux paroles plus sombres, teintées
d’une misogynie revendiquée. «Laisseriez-vous votre fille épouser un Rolling
Stone ?» Le slogan était destiné à installer l’image de cinq lascars mal
élevés, baignant dans le stupre, l’alcool et les stupéfiants, faisant trembler
sur ses bases la morale étriquée et petite-bourgeoise qui prévalait à l’époque,
à l’opposé des Beatles en costumes uniformes et à l’humour bon enfant. Pure
invention publicitaire : le mode de vie des deux groupes était en fait
rigoureusement le même, concerts hystériques, groupies innombrables, beuveries
fréquentes, drogues diverses et variées consommées sans modération. «Avant
Rubber Soul, notre source d’inspiration était l’alcool, ensuite la drogue», dit
un jour McCartney dans un aphorisme sarcastique. Beatles et Rolling Stones,
sans l’avoir vraiment calculé, étaient à la tête d’un mouvement mondial
l’émancipation adolescente et de destruction des canons de la morale
traditionnelle. Ce fut leur influence principale, et décisive pour le mode de
vie occidental. Ils voyaient la politique de loin, sinon par la fréquentation
intermittente des stars de la protest song, Dylan, Baez, Donovan, Country Joe
et les autres, dont ils approuvaient les idées sans trop s’en mêler, concentrés
sur leur musique et leur vertigineux succès. «Nous sommes plus célèbres que le
Christ», a dit Lennon. La phrase a été prise au pied de la lettre, suscitant
l’ire des autorités religieuses. En fait, le chanteur voulait surtout déplorer
la démesure du culte qui les entourait, réflexion plutôt sage et lucide. Comme
les mouvements de rébellion se multipliaient au son des tubes qu’ils
enchaînaient, ils jugèrent nécessaire de se prononcer. En 1968, Lennon
écrivit Revolution, où le groupe prenait acte du climat ambiant, mais où il
condamnait sans ambages la violence et le culte du président Mao, c’est-à-dire
la révolution elle-même, dans son acception radicale. Jagger répliqua avec
Street Fighting Man, mais ce fut pour expliquer qu’il n’y avait pas
grand-chose à faire pour un groupe de rock dans une ville de Londres endormie,
sinon chanter des refrains populaires.
A
l’inverse du cliché initial, c’est au sein des Beatles que la politisation fut
la plus intense. Les Stones soutinrent prudemment les causes qui unifiaient
leur public, la condamnation de la guerre du Vietnam ou d’Irak, la lutte contre
l’apartheid en Afrique du Sud, poursuivant sans désemparer leur carrière au
long cours de rebelles milliardaires soucieux de ne pas diviser l’opinion.
McCartney, travailliste à l’ancienne, social-démocrate à la mode de Liverpool,
critiqua Margaret Thatcher, rendit hommage dans Blackbird à une activiste
anti-apartheid et mena une constante campagne d’écolo végétarien. George
Harrison lança le cycle des concerts humanitaires avec son festival pour le
Bangladesh, ce qui n’est pas rien, avant de se retrancher dans ses passions
orientalo-mystiques.
C’est
en fait Lennon, le plus téméraire et le plus sensible, qui se lança dans le
militantisme mondialisé. Pacifiste, non-violent, influencé par les performances
de l’avant-gardiste Yoko Ono, il inventa les «bed in», manifestations couchées
pendant lesquelles il délivrait son message anti-guerre installé dans un lit
avec sa compagne. Il a favorisé, popularisé, et même financé, le mouvement
américain des droits civiques, la cause de l’indépendance irlandaise, et toute
une myriade de combats minoritaires. Il a surtout composé trois hymnes
d’époque, restés dans les mémoires de la planète : All You Need is Love, Imagine
et Give Peace a Chance, qui ressortent régulièrement à l’air libre dans telle
ou telle manifestation.
samedi 11 décembre 2021
Technikart n°236 novembre 2019
La fausse question du mois
Beatles ou
stones ?
Soixante ans après avoir révolutionné la chanson
populaire, les quatre lads de Liverpool et les sales gosses est-londoniens
continuent à alimenter le marché en coffrets, albums remastérisés, livres et
DVD. Préparez vos mouchoirs et sortez votre carte bleue.
À l’heure où
se multiplient les revendications identitaires — individuelles, communautaires,
nationales—, et où triomphent tant de droits à la différence qu’aucune
communauté politique ne sera bientôt possible, la question « êtes-vous Beatles
ou Stones? » paraît bien désuète. En 2019, on n’a plus à choisir entre les
huîtres et les escargots —comme dans Spartacus de Kubrick— ni entre les
Beatles, soi-disant apolliniens ou « conservateurs » de « Yesterday » et les
Stones, dionysiaques ou « progressistes », de « Satisfaction » . Après tout,
c’est bien Mick Jagger qui fut inscrit à la London School of Economics, pas
Lennon ou Mc Cartney. Quant aux Beatles, c’était de vrais bad boys , comparés
au pionnier Cliff Richard, avant qu’Andrew Loog Oldham, publiciste officiant
pour le compte de Brian Epstein avant de devenir manager des Stones, ne façonne
l’image de ces derniers comme leur teigneuse antithèse. Ce qui distingue
véritablement ces deux groupes majeurs des années 60, tout autant marqués par
le rock de Little Richard et Chuck Berry, c’est que les quatre gars de
Liverpool ont écrit les Tables de la loi de la musique pop. Que ce soit
l’hybridation stylistique (baroque, nursery rhymes, blues, rock, Motown...),
l’expérimentation électro-acoustique (« Tomorrow Never Knows »),
l’élargissement de la tonalité par la modalité et les emprunts aux musiques du
monde (« Within You Without You »), le néo-classicisme (« Eleanor Rigby »), le
hard rock (« Helter Skelter ») ou le postmodernisme (« Good Night »), il n’est
pas une option que les Beatles n’aient pas prévue et explorée, ce qui leur a
permis de se réinventer stylistiquement, à chaque parution discographique,
comme aucun artiste de variétés avant eux. Les Stones, bien qu’apprenant vite
et capables, dès 1966, de torcher une cavalcade rock (« Paint It Black ») comme
une ballade néoélisabéthaine (« Lady Jane »), étaient incontestablement moins
éclectiques. Leur force était et demeure ailleurs. Partis pour être des
passeurs du blues, tel leur contemporain Eric Clapton, ils se sont imposés
comme l’incarnation physique et scénique de ce patrimoine ignoré par l’Amérique
blanche, ou plutôt d’une musique encore plus diabolique et sexuelle : une
synthèse de blues, de country, de rhythm n’blues, de gospel et de rock n’roll
pionnier, devenue leur signature et qui fait le prix de Sticky Fingers Let
It Bleed Beggars Banquet et Exile On Main Street .
LA RELIGION DU SEXE
Difficile après
l’évocation de tels chefs-d’œuvre, de reparler des Beatles. Mais force est
d’avouer qu’avant d’embrasser définitivement le culte stonien dans les années
70, ce qui était facile vu que les Beatles s’étaient séparés, nous fûmes
nombreux à avoir usé jusqu’à la corde, le 45t « Hello Goodbye/I Am The Walrus »
qui reparaît aujourd’hui dans un coffret regroupant tous les singles des Fab
Four, pour tenter de comprendre la recette d’un tel miracle, comme nous le
ferions avec « Here Comes The Sun », « Because », « Sun King » et « Come
Together », parmi les titres les plus fascinants d’ Abbey Road . Cet album, le
dernier à avoir été gravé par le groupe, fait l’objet d’un nouveau coffret qui
s’est aussitôt classé N°1 des ventes mondiales, et offre un nouveau mix signé
du fils de George Martin, nombre d’inédits et prises alternatives et un Blu-ray
exaltant le mystère sonore et transcendantal des joyaux suscités. Heureusement,
quelques mesures de « Live With me » ou de « Bitch » captées au Marquee Club de
Londres le 26 mars 1971, suffisent à nous rappeler à l’ordre et au pacte passé,
depuis la tendre enfance, avec la religion du sexe, de la drogue et du rock
n’roll. Plus sexy, vénéneux et violent que Mick Jagger et son gang, à la veille
de tétaniser les États-Unis puis l’Europe avec Sticky Fingers Exile On Main
Street , et les tournées mythiques de 1972 et 1973, cela n’existe tout
simplement pas. Déjà paru il y a quatre ans dans la collection « From The Vault
», ce concert filmé pour la télévision américaine reparaît pour les fêtes de
fin d’année en boitier cristal, en même temps qu’un livre publié par GM
Éditions et Carlotta ( The Rolling Stones On Stage ) assorti du Blu-ray de
Shine A Light de Martin Scorsese, et, enfin, que Bridges To Buenos Aires ,
Blu-ray filmé durant la résidence des Stones au stade River Plate de Buenos
Aires en avril 1998.
On ne répètera
jamais assez que depuis leur résurrection en 1989 avec la tournée « Steel
Wheels », les Stones ont donné des concerts extraordinaires, permettant
d’écouter des titres très rarement joués, de « Monkey Man » à « Sway » en
passant par « She’s A Rainbow », « Cant’ You Hear Me Knockin », « 2000 Light
Years From Home » et « Stray Cat Blues ». S’il n’offre que les maigres « Little
Queenie » et « When the Whip Comes Down », en comparaison de la salve 60’s («
Ruby Tuesday », « 19 Nervous Breakdown », « Under My Thumb », « The Last Time
») qui nous fit défaillir de bonheur en septembre 1997, au Soldier Field de
Chicago, où fut lancée la tournée mondiale consécutive à la publication de «
Bridges To Babylon », la performance du groupe, quelques mois plus tard, au
River Plate de Buenos Aires, fait partie des plus percutantes à avoir fait
récemment l’objet d’une édition DVD.
Certains doutent
peut-être encore de l’importance des Rolling Stones. On leur conseillera de
relire la Bible. On y lit qu’il n’est pas bon pour l’homme de rester seul.
C’est pourquoi Dieu, après avoir s’être fait la main sur les Beatles, a créé
les Rolling Stones. Les meilleurs amis de l’homme. Son chef-d’œuvre.
Eric Dahan