mardi 14 décembre 2021

Libération n° 20200401 01 avril 2020

 

Beatles, Stones et politique

Un nouvel ouvrage sur le match entre les deux groupes stars des sixties nous apprend que même si les Beatles ou les Stones n’ont pas fait de la «protest song», ils ont radicalement changé l’esprit du temps.

Cela commence par un jeu de société des plus éculés, de ceux qui nourrissent à intervalles réguliers les conversations de fin de dîner, bien au-delà du cercle chenu des baby-boomers : finalement, tout compte fait, avec le recul du temps, quel est le meilleur groupe, les Beatles ou les Rolling Stones ? Leitmotiv des débats entre fans depuis la bataille symbolique qui a opposé les deux formations au milieu des sixties, la question a été retournée mille fois, dans tous ses aspects, sous tous ses angles, musicaux, littéraires, commerciaux, sociologiques, politiques et même métaphysiques. Pourtant Yves Delmas et Charles Gancel, deux chefs d’entreprise qui ont manifestement passé autant de temps à écouter du rock qu’à lire leurs comptes d’exploitation, réussissent à renouveler le genre, sur la base d’une érudition sans faille.

Musicalement, la réponse n’est pas douteuse. Le duo Lennon-McCartney fut à coup sûr plus inventif, plus productif, plus harmonieux que la paire Jagger-Richards, même si le grand Keith fut justement surnommé le «Roi du riff», auteur de quelques incipit musicaux les plus célèbres au monde. Le hasard a fait naître à quelques centaines de mètres l’un de l’autre, dans le Liverpool éprouvé par la guerre, deux des mélodistes les plus doués du siècle. Sir Paul était meilleur bassiste que le métronomique Bill Wyman, sa voix plus souple et les chœurs des Beatles très supérieurs à ceux des Stones, même si les performances scéniques de Jagger sont inépuisables.Ringo Starr et Charlie Watts étaient des batteurs passables, tout juste bons professionnels, mais Ringo devint une mascotte mondialement connue, ce qui ne fut pas permis à son collègue des Stones.

Confinés en studio pour cause de beatlemania ingérable, les quatre d’Abbey Road ont fait preuve d’une audace et d’une inventivité inégalée dans le monde du rock. Un seul exemple : le classique des classiques Sergent Pepper’s est à cent coudées au-dessus du trop inégal Their Satanic Majesties Request lancé par les Stones la même année 1967 pour contrer leurs rivaux. Au total, les Beatles ont construit leur légende en dix années d’une chevauchée fantastique, quand les Stones ont étiré la leur sur un demi-siècle, même si les concerts de McCartney font revivre indéfiniment la nostalgie des mousquetaires de Liverpool.

A cette opposition traditionnelle, il y a un versant politique, plus neuf. L’ingéniosité commerciale des Stones, ou de leurs hommes de marketing, a opposé des Beatles sages et consensuels, auteurs de bluettes pop inoffensives, à un groupe de blues agressif et rebelle, aux paroles plus sombres, teintées d’une misogynie revendiquée. «Laisseriez-vous votre fille épouser un Rolling Stone ?» Le slogan était destiné à installer l’image de cinq lascars mal élevés, baignant dans le stupre, l’alcool et les stupéfiants, faisant trembler sur ses bases la morale étriquée et petite-bourgeoise qui prévalait à l’époque, à l’opposé des Beatles en costumes uniformes et à l’humour bon enfant. Pure invention publicitaire : le mode de vie des deux groupes était en fait rigoureusement le même, concerts hystériques, groupies innombrables, beuveries fréquentes, drogues diverses et variées consommées sans modération. «Avant Rubber Soul, notre source d’inspiration était l’alcool, ensuite la drogue», dit un jour McCartney dans un aphorisme sarcastique. Beatles et Rolling Stones, sans l’avoir vraiment calculé, étaient à la tête d’un mouvement mondial l’émancipation adolescente et de destruction des canons de la morale traditionnelle. Ce fut leur influence principale, et décisive pour le mode de vie occidental. Ils voyaient la politique de loin, sinon par la fréquentation intermittente des stars de la protest song, Dylan, Baez, Donovan, Country Joe et les autres, dont ils approuvaient les idées sans trop s’en mêler, concentrés sur leur musique et leur vertigineux succès. «Nous sommes plus célèbres que le Christ», a dit Lennon. La phrase a été prise au pied de la lettre, suscitant l’ire des autorités religieuses. En fait, le chanteur voulait surtout déplorer la démesure du culte qui les entourait, réflexion plutôt sage et lucide. Comme les mouvements de rébellion se multipliaient au son des tubes qu’ils enchaînaient, ils jugèrent nécessaire de se prononcer. En 1968, Lennon écrivit Revolution, où le groupe prenait acte du climat ambiant, mais où il condamnait sans ambages la violence et le culte du président Mao, c’est-à-dire la révolution elle-même, dans son acception radicale. Jagger répliqua avec Street Fighting Man, mais ce fut pour expliquer qu’il n’y avait pas grand-chose à faire pour un groupe de rock dans une ville de Londres endormie, sinon chanter des refrains populaires.

A l’inverse du cliché initial, c’est au sein des Beatles que la politisation fut la plus intense. Les Stones soutinrent prudemment les causes qui unifiaient leur public, la condamnation de la guerre du Vietnam ou d’Irak, la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud, poursuivant sans désemparer leur carrière au long cours de rebelles milliardaires soucieux de ne pas diviser l’opinion. McCartney, travailliste à l’ancienne, social-démocrate à la mode de Liverpool, critiqua Margaret Thatcher, rendit hommage dans Blackbird à une activiste anti-apartheid et mena une constante campagne d’écolo végétarien. George Harrison lança le cycle des concerts humanitaires avec son festival pour le Bangladesh, ce qui n’est pas rien, avant de se retrancher dans ses passions orientalo-mystiques.

C’est en fait Lennon, le plus téméraire et le plus sensible, qui se lança dans le militantisme mondialisé. Pacifiste, non-violent, influencé par les performances de l’avant-gardiste Yoko Ono, il inventa les «bed in», manifestations couchées pendant lesquelles il délivrait son message anti-guerre installé dans un lit avec sa compagne. Il a favorisé, popularisé, et même financé, le mouvement américain des droits civiques, la cause de l’indépendance irlandaise, et toute une myriade de combats minoritaires. Il a surtout composé trois hymnes d’époque, restés dans les mémoires de la planète : All You Need is Love, Imagine et Give Peace a Chance, qui ressortent régulièrement à l’air libre dans telle ou telle manifestation.

Les deux groupes n’ont pas fait de politique en tant que telle mais ils ont changé l’esprit du temps, ce qui leur donne une importance supérieure à la plupart des responsables politiques. Et dans cet exercice, il est clair que le groupe gentillet de Liverpool a plus compté que les «bad boys» de Mick Jagger.


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