Un nouvel ouvrage sur le match entre les deux groupes stars des sixties nous apprend que même si les Beatles ou les Stones n’ont pas fait de la «protest song», ils ont radicalement changé l’esprit du temps.
Cela
commence par un jeu de société des plus éculés, de ceux qui nourrissent à
intervalles réguliers les conversations de fin de dîner, bien au-delà du cercle
chenu des baby-boomers : finalement, tout compte fait, avec le recul du temps,
quel est le meilleur groupe, les Beatles ou les Rolling Stones ? Leitmotiv des
débats entre fans depuis la bataille symbolique qui a opposé les
deux formations au milieu des sixties, la question a été retournée
mille fois, dans tous ses aspects, sous tous ses angles, musicaux,
littéraires, commerciaux, sociologiques, politiques et même métaphysiques.
Pourtant Yves Delmas et Charles Gancel, deux chefs d’entreprise
qui ont manifestement passé autant de temps à écouter du rock qu’à lire leurs
comptes d’exploitation, réussissent à renouveler le genre, sur la base d’une
érudition sans faille.
Musicalement,
la réponse n’est pas douteuse. Le duo Lennon-McCartney fut à coup sûr plus
inventif, plus productif, plus harmonieux que la paire Jagger-Richards, même si
le grand Keith fut justement surnommé le «Roi du riff», auteur de quelques
incipit musicaux les plus célèbres au monde. Le hasard a fait naître à quelques
centaines de mètres l’un de l’autre, dans le Liverpool éprouvé par la guerre,
deux des mélodistes les plus doués du siècle. Sir Paul était meilleur bassiste
que le métronomique Bill Wyman, sa voix plus souple et les chœurs des Beatles
très supérieurs à ceux des Stones, même si les performances scéniques de Jagger
sont inépuisables.Ringo Starr et Charlie Watts étaient des batteurs
passables, tout juste bons professionnels, mais Ringo devint une mascotte
mondialement connue, ce qui ne fut pas permis à son collègue des Stones.
Confinés
en studio pour cause de beatlemania ingérable, les quatre d’Abbey Road ont
fait preuve d’une audace et d’une inventivité inégalée dans le monde du rock.
Un seul exemple : le classique des classiques Sergent Pepper’s est à cent
coudées au-dessus du trop inégal Their Satanic Majesties Request lancé par les
Stones la même année 1967 pour contrer leurs rivaux. Au total, les Beatles
ont construit leur légende en dix années d’une chevauchée fantastique, quand
les Stones ont étiré la leur sur un demi-siècle, même si les concerts de
McCartney font revivre indéfiniment la nostalgie des mousquetaires de
Liverpool.
A
cette opposition traditionnelle, il y a un versant politique, plus
neuf. L’ingéniosité commerciale des Stones, ou de leurs hommes de marketing, a
opposé des Beatles sages et consensuels, auteurs de bluettes pop inoffensives,
à un groupe de blues agressif et rebelle, aux paroles plus sombres, teintées
d’une misogynie revendiquée. «Laisseriez-vous votre fille épouser un Rolling
Stone ?» Le slogan était destiné à installer l’image de cinq lascars mal
élevés, baignant dans le stupre, l’alcool et les stupéfiants, faisant trembler
sur ses bases la morale étriquée et petite-bourgeoise qui prévalait à l’époque,
à l’opposé des Beatles en costumes uniformes et à l’humour bon enfant. Pure
invention publicitaire : le mode de vie des deux groupes était en fait
rigoureusement le même, concerts hystériques, groupies innombrables, beuveries
fréquentes, drogues diverses et variées consommées sans modération. «Avant
Rubber Soul, notre source d’inspiration était l’alcool, ensuite la drogue», dit
un jour McCartney dans un aphorisme sarcastique. Beatles et Rolling Stones,
sans l’avoir vraiment calculé, étaient à la tête d’un mouvement mondial
l’émancipation adolescente et de destruction des canons de la morale
traditionnelle. Ce fut leur influence principale, et décisive pour le mode de
vie occidental. Ils voyaient la politique de loin, sinon par la fréquentation
intermittente des stars de la protest song, Dylan, Baez, Donovan, Country Joe
et les autres, dont ils approuvaient les idées sans trop s’en mêler, concentrés
sur leur musique et leur vertigineux succès. «Nous sommes plus célèbres que le
Christ», a dit Lennon. La phrase a été prise au pied de la lettre, suscitant
l’ire des autorités religieuses. En fait, le chanteur voulait surtout déplorer
la démesure du culte qui les entourait, réflexion plutôt sage et lucide. Comme
les mouvements de rébellion se multipliaient au son des tubes qu’ils
enchaînaient, ils jugèrent nécessaire de se prononcer. En 1968, Lennon
écrivit Revolution, où le groupe prenait acte du climat ambiant, mais où il
condamnait sans ambages la violence et le culte du président Mao, c’est-à-dire
la révolution elle-même, dans son acception radicale. Jagger répliqua avec
Street Fighting Man, mais ce fut pour expliquer qu’il n’y avait pas
grand-chose à faire pour un groupe de rock dans une ville de Londres endormie,
sinon chanter des refrains populaires.
A
l’inverse du cliché initial, c’est au sein des Beatles que la politisation fut
la plus intense. Les Stones soutinrent prudemment les causes qui unifiaient
leur public, la condamnation de la guerre du Vietnam ou d’Irak, la lutte contre
l’apartheid en Afrique du Sud, poursuivant sans désemparer leur carrière au
long cours de rebelles milliardaires soucieux de ne pas diviser l’opinion.
McCartney, travailliste à l’ancienne, social-démocrate à la mode de Liverpool,
critiqua Margaret Thatcher, rendit hommage dans Blackbird à une activiste
anti-apartheid et mena une constante campagne d’écolo végétarien. George
Harrison lança le cycle des concerts humanitaires avec son festival pour le
Bangladesh, ce qui n’est pas rien, avant de se retrancher dans ses passions
orientalo-mystiques.
C’est
en fait Lennon, le plus téméraire et le plus sensible, qui se lança dans le
militantisme mondialisé. Pacifiste, non-violent, influencé par les performances
de l’avant-gardiste Yoko Ono, il inventa les «bed in», manifestations couchées
pendant lesquelles il délivrait son message anti-guerre installé dans un lit
avec sa compagne. Il a favorisé, popularisé, et même financé, le mouvement
américain des droits civiques, la cause de l’indépendance irlandaise, et toute
une myriade de combats minoritaires. Il a surtout composé trois hymnes
d’époque, restés dans les mémoires de la planète : All You Need is Love, Imagine
et Give Peace a Chance, qui ressortent régulièrement à l’air libre dans telle
ou telle manifestation.
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